CAUSES DES SAINTS

Les Saints et Bienheureux de l'Église Catholique et les causes en cours

Le Vénérable
Michel le Nobletz
1577 - 1652

Hippolyte Le Gouvello

Tiré du
Messager de Sacré-Cœur
1898


Introduction

Dans une circulaire adressée aux fidèles de son diocèse, Monseigneur Lamarche, évêque de Quimper, annonçait, il y pas plus de huit ans,[1] qu’il venait d’envoyer à Rome “le Procès de l’Ordinaire, pour solliciter l’introduction de la cause de béatification et de canonisation de Dom Michel le Nobletz, ce modèle des prêtres séculiers, qui fut pour la Bretagne Armorique, au commencement du dix-septième siècle, le promoteur d’une renaissance religieuse dont les heureux effets se font encore sentir”. Et voici qu’abrégeant les délais ordinaires, la Sacrée-Congrégation des Rites vient de rendre un jugement favorable à l’introduction de la cause du «vénérable serviteur de Dieu, Michel le Nobletz, prêtre et missionnaire»[2].

Prêtre et missionnaire, oui, vraiment, Dom Michel le Nobletz le fut dans toute la force du mot: prêtre et missionnaire selon de Coeur de Dieu, dont le vénérable Julien Maunoir n’a pas craint de faire cet éloge magnifique: « Pour la charité envers Dieu, son unique amour, pour le zèle des âmes, la grâces des miracles, le don de prophétie et toutes les autres vertus, il parait l’égal des apôtres”». Le lecteur pourra s’en former une idée en parcourant les pages suivantes — trop courtes assurément pour un si grand sujet.

I

Naissance et jeunesse

Michel le Nobletz vint au monde le 20 septembre 1577, à Plouguerneau, paroisse de l’évêché de Léon. Sa famille, noble et d’ancienne extraction, avait gardé intactes les traditions d’honneur et de vertu léguées par les ancêtres. Dieu la bénit: Michel eut cinq frères et six soeurs.

Dès l’âge de quatre ans, l’enfant montra une dévotion extraordinaire. Il y avait près du manoir paternel de Kerodern une petite chapelle. Quand Michel avait disparu, on était sûr de l’y trouver en prière. Comme il fallait traverser la chaussée pour s’y rendre, sa mère, redoutant quelque danger, lui défendit d’aller à cet oratoire, mais ce fut vain.

« — J’ai été dans la maison de Dieu », disait-il naïvement à son retour.

Lui reprochait-on sa désobéissance? Il répondait « qu’une belle dame l’avait conduit par la main et lui apprenait à prier le bon Dieu ». Un jour, sa mère, contrariée de sa résistance, l’enferma sous clef dans une chambre. Quelle ne fut pas sa surprise de le trouver, peu de temps après, à la chapelle, agenouillé devant l’autel et radieux comme un ange! Elle lui demanda qui lui avait ouvert la porte de sa chambre.

« — La belle dame », répondit l’enfant.

« — Mais quelle est donc cette dame, et d’où vient-elle? » dit la mère.

« — Je ne sais pas, repris le cher petit, mais elle est bien belle! »

Après Marie qui lui avait appris à prier, Jésus voulu être lui-même son maître. Michel avait quatorze ans lorsque Notre-Seigneur lui découvrit son humanité adorable, dans une vision mystique. L’amour du Sauveur s’empara dès lors du pieux adolescent et le poussa à des austérités précoces, qui furent, avec le goût de la prière, la sauvegarde de sa vertu naissante.

Il y a dans presque toute vie humaine une époque de crise; elle était arrivée pour Michel. Envoyé à Bordeaux pour y terminer ses études, il y trouva le bruit, l’agitation des grandes villes et la compagnie turbulente d’étudiants plus au moins débauchés. Suivant leur coutume, les Bretons formaient bande à part et se donnaient un chef qu’ils appelait assez singulièrement le prieur. Celui-ci devait les convoquer et les commander dans les rixes, souvent sanglantes, qui ne manquaient pas d’éclater au sein de la gent écolière. Michel fut élu prieur: on appréciait sa vigueur de bras — il avait près de vingt ans — et son habileté  à manier les armes.

Or, un soir qu’il se rendait à un conciliabule de ses compatriotes, il entend tout à coup une voix lui crier dans l’ombre:

« — Arrête! arrête! »

Michel dégaine et se tient sur la défensive; mais, au lieu de l’adversaire qu’il attend, Notre-Dame lui apparaît, douce et terrible à la fois:

« — Obéis, lui dit-elle, aux inspirations de Dieu, et suis mon Fils sur le chemin de l’humilité, de la simplicité, de la pauvreté et du mépris du monde. »

Cette fois, il fallut se rendre. Michel se prosterne aux pieds de la Reine du ciel et lui offre son épée, protestant qu’il ne combattra plus désormais que sous l’étendard de Jésus-Christ.

Mais il fallait à tout prix quitter le milieu de perdition où il se trouvait. Il se rendit donc à Agen, où les jésuites tenaient un collège florissant. Il y trouva la paix et une sage direction. cette époque de sa vie lui parut si heureuse qu’il aimait à l’appeler son “âge d’or”. Il y étudia les lettres avec grand succès; il composa même un long poème en grec. Enfin, un brillant examen de philosophie couronna cette première étape se sa formation intellectuelle.

II

Prêtre...

Jaloux de perfectionner la vertu de son serviteur et de détruire en lui ce que le monde appelle “le point d’honneur”, Dieu permit qu’il fût soumis à une terrible calomnie. Il vit son innocence en proie aux plus outrageants soupçons. Le coup fut rude; il l’accepta d’un coeur généreux, et le ciel vint bientôt à son aide.

Un soir, qu’agenouillé dans son oratoire, il confiait ses angoisses à Dieu et à sa divine Mère, la Vierge miséricordieuse lui apparut et lui dit d’un air souriant:

— « Mon petit Michel, n’aie pas peur; mon Fils te défendra et moi je t’assisterai».

Dans une autre vision qui suivit bientôt, la sainte Vierge mit le comble à ses bontés. Lui présentant trois couronnes étincelantes:

— « Voilà trois couronnes,  dit-elle, que j’ai obtenues pour toi de mon Fils. La première est celle de la virginité que tu garderas inviolablement jusqu’à la mort; la seconde, celle de la science de la vie spirituelle; la troisième, celle du mépris du monde que tu professeras comme prêtre séculier ».

On comprend quel élan vers les plus hauts sommets de la perfection ces faveurs communiquèrent à notre pieux jeune homme. Il résolut donc d’entrer dans les Ordres, et pour cela d’étudier la théologie. Les jésuites enseignaient cette science, avec éclat, à Bordeaux. Michel se fit un bonheur d’aller y retrouver ses maîtres vénérés d’Agen. Le nouveau venu prima bientôt parmi les meilleurs étudiants. Un simple trait fera juger de son ardeur au travail ainsi que de sa capacité: il apprit par coeur la Bible, dans le texte grec, de manière à la posséder parfaitement.

Ses études de théologie terminés, Michel le Nobletz fit une retraité de six mois pour se préparer aux saints Ordres, jeûnant et priant avec une ferveur extrême. Sur ces entrefaites, l’évêque de Léon, connaissait son mérite, lui offrit un gros bénéfice. Michel, qui avait un autre idéal, refusa avec une respectueuse énergie. Son père insista, et si fortement, que la franchise du jeune Breton finit par éclater:

« — J’aimerais mieux garder les bêtes!” s’écria-t-il.

« — Eh bien! monsieur, puisque c’est votre vocation de garder le bétail, je vous charge d ce bel emploi! »

Et, pendant quelques jours, on put voir le fils de la maison conduire les vaches au pâturage. Finalement, son père le chassa de chez lui. Michel se retira chez sa nourrice, qui l’aimait comme son enfant. Logé dans une chaumière, nourri comme un pauvre paysan, méprisé de ses proches et raillé par les villageois qui le regardaient comme un insensé, notre docteur en théologie savoura, pendant six mois, le bonheur d’imiter les anéantissements de Jésus-Christ.

Abandonnant enfin sa retraite, Michel se rendit à Paris pour se perfectionner dans les sciences théologiques en suivant les cours de Sorbonne. Dieu lui fit alors découvrir le directeur de son choix, le père Cotton, jésuite, confesseur et prédicateur ordinaire du roi Henri IV, non moins célèbre par ses vertus que par ses travaux apostoliques. Celui-ci eut bientôt fait de connaître à fond son nouveau pénitent: il finit par le décider à recevoir sans tarder l’onction sacerdotale.

Avec la grâce de la prêtrise, le Nobletz reçut du ciel la lumière sur son avenir: il devait être missionnaire.

Mais avant d’entrer dans la carrière de l’apostolat, il voulut à l’exemple de saint Ignace de Loyola, s’y préparer par une année de solitude et de pénitence. C’est pourquoi il se retira sur la plage voisine de Plouguerneau, dans une petite cellule couverte de simple chaume. Ses austérités y furent effrayantes. Il couchait sur la terre nue, n’ayant qu’une pierre pour oreiller; un rude cilice l’enveloppait jusqu’aux genoux: il ne portait pas de linge, se flagellait jusqu’au sang, mangeait une seule fois le jour de la bouillie de farine d’orge à l’eau, qu’une personne du voisinage lui faisait passer par une étroite lucarne, et ne buvait qu’une faible ration d’eau. Ne sortant jamais de sa cellule que pour célébrer la sainte messe dans une église voisine, son silence était continuel. Il priait, méditait ou étudiait toute la journée. Il termina sa retraite en prenant la résolution inébranlable d’être fidèle aux pratiques suivantes: oraison continuelle, pénitence sans relâche, étude sérieuse des sciences nécessaires à ses fonctions, enfin parfaite liberté d’esprit qui, le détachant de tout, le rendit entièrement souple aux inspirations de Saint-Esprit.

Ainsi préparé, Michel le Nobletz commença ses courses apostoliques et se mit à annoncer la parole de Dieu avec une vigueur, une ténacité, un zèle enflammé qui déconcertèrent les faibles. Beaucoup le prirent en pitié. Ses parents mêmes le regardaient comme un lunatique. Lorsqu’il prenait son sac pour aller catéchiser, « ses frères et soeurs, dit un premier historien, pleuraient et se lamentaient, se disant l’un à l’autre: « Le mal a repris notre frère, voilà qu’il va courir les champs !» Le serviteur de Dieu entendait tout; et cependant, se souvenant que le Sauveur du monde avait été, lui aussi, traité d’insensé et de démoniaque, il se consolait sans trop de peine des avanies qu’il avait à subir.

III

Le « capitaine »...

Mais la grâce de Dieu est plus forte que le mauvais vouloir des hommes; et désormais il nous devient impossible, faute d’espace, de raconter en détail les travaux et les conquêtes de l’homme de Dieu.

Il nous faudrait le montrer transformant d’abord sa paroisse natale, où il avait été si cruellement honni et vilipendé, ramenant son père et sa mère à d’excellents sentiments à son égard, éloignant du monde deux de ses soeurs, Marguerite et Anne; puis, évangélisant avec succès les îles d’Ouessant, de Molènes et de Baz; défrichant, pendant trois ans, le sol ingrat du promontoire Saint-Mathieu, où il se heurta aux plus formidables oppositions. Dès qu’il montait en chaire, la plupart des gens quittaient bruyamment l’église:

«  Voilà le prêtre fou, disait-on. Hé! qu’est-il venu faire ici? Est-ce qu’il prétend changer nos usages? Il ne comprend rien au commerce... »

« Si on l’eût vu la soutane basse et le justaucorps à la mode, avec une meute de chiens de chasse, par les parcs, les bois et campagnes, écrit ironiquement le père Maunoir; si on l’eût vu recevoir ses amis, tenir table ouverte à tout venant; s’il se fût trouvé aux tavernes et aux festins, tous eussent dit: « Oh! l’honnête homme! » Mais parce qu’il fuyait les compliments du monde et ses maximes, parce qu’il tâchait de vivre selon les lois d’un bon ecclésiastique, ils l’appelaient scrupuleux et hypocondriaque ».

Michel le Nobletz tin bon; sa charité et son zèle lassèrent les plus obstinés de ses adversaires; et la religion refleurit parmi le peuple. Entre autres saintes pratiques, le missionnaire introduisit la communion mensuelle et établit la coutume de l’assistance quotidienne à la messe.

A Landerneau, il tonna contre les vices et surtout contre le luxe de la toilette. Un jour il rencontra dans la rue « une bourgeoise vêtue comme une marquise », qui perdit sa jarretière. Il observa, non sans surprise, qu’elle était en étoupe. Le fait était bon pour donner du relief à ses leçons de morale; il s’en servit.

« — Quelle vanité, s’écria-t-il dans un sermon, de porter au dehors des habits de satin et au-dessous des jarretières d’étoupe, de border sa robe d’argent et de ne pas payer ses dettes, de jeûner et de faire mourir les enfants de faim! »

De cette cité mondaine, il se rendit à Quimper, où il fut très mal reçu. Dès son arrivée, il se mit à faire le catéchisme, chose “que le simple peuple n’avait jamais entendue”; et tous de tourner en dérision ce singulier prédicateur. On en vint à le montrer du doigt comme une bête curieuse. Quand le missionnaire passait dans les rues, les gens se mettaient aux fenêtres et disaient: « Voilà le fol Nobletz qui passe! » — Loin de se rebuter, le saint homme trouva qu’il était bien à Quimper; il y acheta une maison et y résida pendant trois ans, rayonnant de là dans les localités environnantes. A Faou, la multitude l’écoute comme un prophète; à Concarneau, il catéchise tous les enfants et la plupart des vieillards; dans l’île Tudi, les pauvres insulaires pleurent à ses sermons et se confessent en masse. En revanche, les commerçants du port d’Audiern lui font mauvais accueil. Le Nobletz leur prédit alors que Dieu punirait leur dureté. Quelque temps après, en effet, ils perdirent plus des trois quarts de leurs embarcations.

Dans l’île de Sein, au contraire, il est reçu comme un ange du ciel. Il prêche et catéchise deux fois le jour et obtient de tous une confession générale. Pourtant ces insulaires étaient tristement connus pour leurs moeurs barbares. A défaut de prêtre, le missionnaire voulut du moins laisser un disciple qui continuât son oeuvre. Un bon matelot, le « capitaine » François Le Su, lui parut apte à ses desseins; il le forma, et c’est chose merveilleuse de voir comment ce brave marin suppléa de son mieux au curé manquant. Chaque dimanche, il présidait une procession où l’on portait croix et bannière, au chant des litanies de la sainte Vierge. Il faisait encore chanter, à deux choeurs, les parties de la messe attribuées au lutrin, puis il annonçait les fêtes, abstinences et jeûnes de la semaine: c’était le prône. L’après-midi, le capitaine chantait les vêpres avec ses camarades et faisait à haute voix quelque pieuse lecture. Chaque année, le vendredi saint, il réunissait tous les paroissiens dans le cimetière, au pied du calvaire, et il prêchait la Passion.

Vingt-cinq ans plus tard, François Le Su était encore là, sans qu’il eût été possible d’envoyer un pasteur. Avec la vive approbation de Michel le Nobletz, les jésuites, alors en mission dans cette île, demandèrent au vieux marin s’il ne serait pas content d’être prêtre, pour assister encore plus efficacement ses compatriotes. Sur sa réponse affirmative, ils l’envoyèrent chez les bénédictins de Landévennec apprendre l’indispensable pour le saint ministère. Après quelques mois, on le vit, un beau jour, arriver au collège de Quimper, en costume de marin, le béret bleu sur la tête. Les jésuites, qui le connaissaient, lui donnèrent un chapeau et un manteau noir pour dissimuler sa vareuse, par trop laïque pour un candidat au sacerdoce.

Notre capitaine se présenta donc devant les chanoines du chapitre et leur exposa son dessein.

« — Qu’est-ce qui vous amène ici, mon brave homme? »

« — Je suis François Le Su, de Sizun, où il n’y a ni messe ni prêtre, et je voudrais bien être prêtre pour assister mes compatriotes. »

Les chanoines ne furent pas peu surpris de voir « un vieillard presque sexagénaire, blanc comme un cygne », solliciter les lettres de prêtrise.

« — Quelle profession avez-vous exercé jusqu’ici? »

« — Pêcheur, depuis quarante-cinq ans. »

« — Avez-vous étudié le latin et en quelle classe? »

« — J’ai lu dans un livre qu’on appelait Rudimentum et dans un autre intitulé Caton: puis on me mit sur mer avec des rets pour suivre le métier de mon père. »

Les chanoines sourirent, jugèrent superflu de pousser plus loin l’examen, et congédièrent notre homme.

Comme il sortait tout déconfit, il rencontra un dominicain auquel il raconta son cas. Celui-ci s’intéressa à lui, parla aux chanoines, et François Le Su comparut de nouveau. On lui présenta un missel. Il le lut fort bien en accentuant le texte.

« — Comprenez-vous au moins ce que vous avez lu? »

Le bon homme répondit en traduisant aisément et exactement. Stupéfaits, les chanoines se regardaient.

« — Quel pêcheur! dit l’un d’eux; nous avons bien des prêtres dans l’évêché qui n’en savent pas autant. »

L’examen sur les cas de conscience ne fut pas moins satisfaisant; finalement, Le Su obtint ses lettres et fut ordonné prêtre.

C’est ainsi que le capitaine devint curé de l’île de Sein; et son évêque lui rendit plus tard témoignage « qu’il n’avait jamais rencontré recteur qui s’acquittât mieux de sa charge. »

IV

En mission...

Mais revenons au saint missionnaire. Dom Michel avait coutume de dire qu’il avait aimé spécialement trois ville, auxquelles il s’était en effet dévoué plus qu’à toute autre: Morlaix, le Conquet, Douarnenez. Dans l’impossibilité où nous sommes de suivre partout le vaillant ouvrier, arrêtons-nous un instant avec lui sur ces trois théâtres privilégiés de son zèle.

A Morlaix, il enseignait surtout le catéchisme, non seulement dans les églises, mais encore à domicile. Ses exhortations vives et pénétrantes firent bien des conquêtes sur le monde et sur l’enfer. Il trouva même quelques âmes d’élite qu’il poussa à la plus sublime perfection. L’exemple, en particulier, donné par une jeune fille de la haute société, Françoise de Quisidic, remua profondément la ville. Elle avait aimé le monde et ses fêtes. Touchée de la grâce, elle se présenta un jour au missionnaire, qui lui demanda si elle voulait « servir Dieu pour de bon ». Comme elle se dit prête à tout, le Nobletz mit sa vertu à l’épreuve. Il lui fit prendre une robe de grosse bure grise, avec une ceinture de chanvre et une coiffe d’épaisse toile rousse, et lui ordonna de se promener par toute la ville dans cet accoutrement. On devine les rires et les huées qui l’accueillirent sur son passage. Après d’autres épreuves analogues, son directeur lui offrit trois présents: un cilice, une discipline et une tête de mort. Françoise de Quisidic profita à pareille école, et mena dès lors une vie d’abné-gation et de dévouement qui ne se démentit pas jusqu’à l’âge que quatre-vingt-deux ans.

Un jour, Dom Michel lui amena une jeune fille, très pauvrement vêtue, mais dont l’air distingué s’accordait mal avec le costume rustique. C’était sa propre soeur, Marguerite, qui, en route, avait par humilité changé de costume avec une simple villageoise. Elle venait se mettre sous la direction de son frère Dom Michel, pour avancer dans la vertu. Celui-ci la confia à Françoise de Quisidic comme à sa supérieure. Françoise, désireuse de remplir au sérieux ses fonctions, lui imposa d’abord la même épreuve qu’elle avait subie elle-même. Elle la fit costumer d’une robe grise, dépourvue de plis et de façon, véritable sac de pénitent; elle suspendit une besace de toile à sa ceinture, lui mit en main une écuelle de bois, et la mena ainsi, un jour de fête solennelle, aux portes des églises, la recommandant à la charité des fidèles comme une pauvre innocente. Quelques personnes qui la reconnurent sous cet étrange déguisement augmentèrent encore sa confusion. Cet acte héroïque d’humilité suffit pour détruire en elle, à tout jamais, l’esprit du monde et ses vanités.

Dom Michel continua une formation spirituelle si bien commencée; puis il l’appliqua à catéchiser les femmes et les jeunes filles. Elle devint ainsi la coopératrice zélée du missionnaire; elle préparait doucement les âmes à entendre la parole de Dieu, et leur ouvrait, pour ainsi dire, la porte du confessionnal. On la retrouve souvent désormais, à la suite de Dom Michel, comme ces diaconesses qui secondaient les prêtres de la primitive Eglise et disposaient les femmes au saint baptême.

L’homme de Dieu n’eut pas que des consolations à Morlaix. Il fut accusé auprès de Monseigneur de Tréguier d’être un personnage « de conduite singulière ». Effectivement, « il était singulier, dit à ce sujet le père Maunoir, non sans malice, en ce qu’il ne fréquentait pas les tavernes, les grands ni les riches, en ce qu’il ne buvait point de vin et qu’il ne s’épargnait de blâmer les vices et les maximes du monde ». Mais, après informations, l’évêque confirma ses pouvoirs, les étendit même, pour le plus grand bien d de son diocèse.

Mais c’est peut-être à Douarnenez que cet infatigable conquérant des âmes remporta les plus beau triomphes. Aussi bien, ce champ d’apostolat lui avait-il été désigné expressément par la Reine du ciel. Un jour que, se rendant à Quimper, il priait la sainte Vierge de lui indiquer la région où il pourrait travailler le plus efficacement au salut des âmes, la Vierge lui apparut toute rayonnante de gloire, et lui montra, à travers les brumes de l’horizon, la vaste baie de Douarnenez, avec les villages qui longent la côte occidentale de Cornouaille.

Profonde était l’ignorance des habitants de Douarnenez. Il du commencer par leur expliquer le Pater, l’Avé, le Credo, le Confiteor, qu’il récitait successivement en latin et en breton. Son zèle au début ne fut payé, comme il arrivait d’ordinaire, que par le mépris ou par l’indifférence. Montait-il en chaire, les fidèles désertait presque tous l’église. Le missionnaire ne se décourageait pas pour cela. Chaque jour il sonnait la cloche pour appeler les paroissiens. Si personne ne venait, il allait de maison en maison chercher des auditeurs. Un jour, « après avoir sonné et bien couru », il n’y eut qu’une femme qui consentit à venir l’entendre. Il prêcha néanmoins trois quarts d’heure, et, en terminant son sermon, il déclara que « les parois de l’église témoigneraient un jour qu’il avait fait tout ce qu’il avait pu pour apprendre le chemin du salut aux habitants de Douarnenez ».

Il faut avouer que ces malheureux eussent vingt fois mérité d’être abandonnés.

« — Nous sommes trop vieux, disaient les anciens, pour apprendre ces choses; nos pères ne les savaient point et ils étaient plus honnêtes gens que ceux d’à présent. Le père Michel ne sait pas ce qu’il dit. »

Les plus naïfs ou les plus audacieux le donnaient même pour l’Antéchrist. Mais cela ne prit pas, « parce que, disait-on, le missionnaire avait une soeur et que l’Antéchrist ne devait avoir ni frère, ni soeur. »

Les opposants se remuaient en vain: ils avaient compté sans la ténacité bretonne doublée de l’énergie d’un saint. Dom Michel prêchait et catéchisait toujours, avec une exactitude désespérante pour ses adversaires. Enfin, au bout de deux ans de travail, il finit par gagner le quart de la ville. La brèche était ouverte; le conquérant allait pousser de l’avant jusqu’à complète victoire.

Se sentant désormais fortement appuyé, l’apôtre résolut de frapper un grand coup. Il persuada au recteur de la paroisse d’établir un examen sur la doctrine chrétienne, obligatoire pour tous les paroissiens, sous peine d’être privés des sacrements; mesure hardie assurément, que rendirent seuls possibles la facilité de l’examen et le tact dans l’application de la loi. Si Dom Michel avait le main de fer, il avait un coeur d’or. Les fruits de cette industrie furent extraordinaires; quelques recteurs du voisinage l’adoptèrent même et « obtinrent plus en un an, pour l’instruction de leur paroisse, que leurs prédécesseurs en cent ans. »

Ce n’est pas que la cabale eût complètement désarmé. Les plus acharnés d’entre les ennemis du missionnaire, ne pouvant lui faire peur, résolurent à maintes reprises de le tuer. C’est un notaire qui se présente, un jour, à son domicile, l’épée nue; c’est une jeune fille qui remplit son tablier de pierres pour le lapider au passage; ce sont quatre vauriens qui se promettent de le surprendre, à l’écart, dans les sentiers qui bordent la falaise, et de le jeter à la mer. Mais Dieu déjoua chaque fois ces complots criminels.

V

Les tableaux...

Parmi ses moyens d’apostolat, le missionnaire mettait au premier rang des « tableaux ou cartes peintes », représentant, sous formes allégoriques, les principaux enseignements de la doctrine chrétienne.. Rien de plus varié, de plus original, de plus piquant même que ces toiles qu’il exhibait devant son auditoire et dont il expliquait le sens avec un rare bonheur. N’en donnons qu’un exemple.

Parmi les quarante sujets de ces tableaux, il y a une carte géographique, dite des Conseils ou de la Perfection, fort intéressante et très curieuse. On y voit une partie de l’Amérique du Nord, l’Amérique du Sud complète, et l’Amérique centrale en entier, y compris le fameux isthme de Panama. L’oeil remarque aussitôt, non sans surprise, deux groupes de petites bonnes gens en culotte courte qui travaillent bravement, avec de larges pelles, à creuser le canal des deux mers en deux points différents: les uns au sud du Mexique, à travers l’isthme de Tehuantepec; les autres par l’isthme de Panama. — Ainsi, la question du Panama était déjà à l’ordre du jour, sur les côtes de la Basse-Bretagne, du temps de Michel le Nobletz! — Des navires de toutes dimensions, de toutes formes et de toutes couleurs sillonnent l’océan. Les uns voguent toutes voiles au vent, les autres les ont repliées, plusieurs s’en vont à la rame. Ils se dirigent vers des îles mystérieuses, inconnues en géographie, ou vers un continent immense où le Père éternel, en robe de pourpre, couronné d’une tiare d’or et tenant un globe d’une main, trône au milieu d’une gloire. Ici, un bâtiment sombre contre un écueil; là, de malheureux naufragés s’échappent à la nage, soutenus par des épaves. Des échelles et d’autres signes énigmatiques sont tracés sur terre et sur mer.

De tout cela, les cahiers manuscrits de Dom Michel nous donnent le sens. L’isthme de Panama représente le grand obstacle qui nous empêche d’arriver plus vite et plus sûrement aux rives éternelles. « Il vaut mieux prendre peine, dit le Nobletz, à couper cette terre » que de suivre un autre itinéraire beaucoup plus long et plus périlleux, en contournant l’Amérique du Sud « par le détroit de Mégaillan, [3] où arrive de fréquents naufrages. »

« Un de ces navires que vous voyez en la baie du Mexique est un vaisseau de voleurs et l’autre de marchands adonnés à l’avarice, et la ville qui est sur la terre dite Mexique nous signifie la confusion mondaine. Ceux qui veulent couper une grande pièce de terre plus proche du Mexique représentent les misérables mondains qui prennent plus de peine à faire certaines dévotions à leur fantaisie qu’il ne faudrait pour couper l’autre pièce devant Panama, c’est-à-dire faire les oeuvres que Notre-Seigneur conseille. »

Voici maintenant trois îles, entre lesquelles naviguent plusieurs vaisseaux. La première se nomme Altum consilium ou conseil de perfection; mais plusieurs s’y sont perdus « parce qu’ils ont entrepris au-dessus de leurs forces », les oeuvres de conseil et la vie religieuse n’étant point à leur portée. — « Un autre navigant », moins ambitieux, cingle vers la deuxième île dite Minus consilium, qui représente un état de vie moins élevé, quoique supérieur au commun; « mais, parce que la marée et le vent lui étaient contraires, il est allé à un autre plus bas, dit Obligation ou Obligation, et ainsi il n’est pas arrivé où il voulait. » — Une troisième  embarcation a tourné le gouvernail vers Obligation; mais, hélas! la violence du vent l’a entraînée à la dérive « parmi les rochers du désespoir et sur les bans de tentation et illusion diaboliques » où elle s’est perdue avec son équipage. « Apprenons donc, conclut le Nobletz, d’affectionner la vertu selon notre possible, suivant l’avis de l’Apôtre: Æmulamini charismata meliora. »

Le grand continent aux contours illimités, où se trouve le Père éternel, c’est la Nova terra, Nouvelle Terre, la bienheureuse patrie des élus.

Pour ingénieuses que fussent les industries du missionnaire, elles auraient été — il faut l’avouer — bien incapables de triompher des vices invétérés du peuple, sans cette flamme intérieure, sans ce souffle de l’Esprit de Dieu qui animaient des discours. D’ailleurs, les qualités naturelles de l’orateur ne lui faisaient pas défaut: parole franche, hardie, persuasive, saisissante; style clair  et imagé, très propre à frapper l’esprit du peuple; éloquence spontanée, jaillissant avec force et éclat. Ses connaissances théologiques très étendues lui rendaient l’improvisation facile. C’est ainsi qu’un jour, au moment même où il se dirigeait vers la chair, te recteur de la paroisse lui recommanda d’être court par ces deux mots: « Esto brevis ». Le Nobletz, laissant là tout son discours préparé, prit pour texte l’ordre même de son supérieur. Il parla avec tant d’onction sur le Verbe incarné, fait petit pour notre amour, qu’il tira des larmes de son auditoire.

Autre motif qui explique l’ascendant de sa parole: il aimait. Sa charité bien connue lui ouvrait tous les coeurs. Il se dépouillait fréquemment de ses habits pour en vêtir les malheureux. Sitôt qu’il recevait de l’argent, il le donnait aux pauvres. « Il se fût cru au nombre des réprouvés, disait-il, s’il eût gardé plusieurs jours in écu ». Souvent réduit lui-même à la mendicité, il partageait encore avec les indigents le pain qu’il était allé demander de porte en porte. Et combien de malades lui durent la santé! Combien d’affligés la consolation! Dans ces oeuvres de miséricorde, le ciel lui-même paraissait à ses ordres. Une pauvre femme du peuple vint un jour le trouver pour lui exposer certains doutes concernant la présence réelle de Notre-Seigneur au sacrement de l’autel. Le saint homme n’essaya pas de lui en faire une démonstration, que sans doute elle n’aurait pas comprise: il la pria simplement de venir assister à sa messe. Elle vint en effet; et la messe terminée, la pauvre femme se hâta d’aller se prosterner aux pieds du saint prêtre; elle croyait maintenant, ayant vu le Sauveur entre les mains du célébrant « au moment de l’élévation, sous la figure d’un petit enfant, beau et joyeux à merveille, qui baissait amoureusement la tête vers lui. »

Ce ne fut pas là, on le devine, la seule faveur surnaturelle dont jouit le saint missionnaire. Les anges et les saints lui apparaissaient fréquemment dans l’éclat de leur gloire. Aux heures de crise, Notre-Dame venait relever le courage du missionnaire, comme autrefois celui de l’étudiant.

« — « Michelic, a gouelit kel : Michel, ne pleure pas, n’aie pas peur. »

De nombreux témoins le virent, en différentes circonstances, élevé de terre par l’extase ou environné de rayons.

Il n’en fallait pas tant pour exciter la haine de Satan et le mettre en fureur. Aussi, ne manqua-t-il pas — Dieu le permettant ainsi — d’accabler de mauvais traitements son implacable adversaire. Il arriva même un jour au saint missionnaire d’être battu si cruellement par les démons, qu’il fut contraint de garder le lit pendant quatre jours.

Leur rage d’ailleurs contre l’homme de Dieu était sans mesure: on l’apprit de la bouche d’une jeune file de quatorze ans, qui, voué d’abord au diable, puis miraculeusement convertie, en témoigna solennellement lors d’une enquête canonique. Dans un de ces conciliabules lucifériens où l’on adorait Satan sous la forme d’un bouc, elle avait vu apporter les figures de sis personnages qui furent brûlées par ordre de l’infâme bête siégeant sur un trône doré. L’image d’un prêtre en particulier la fit entrer en fureur: le feu lui sortait par la gueule, des yeux et des oreilles:

« — Voilà, Michel le Nobletz, notre grand ennemi! — s’écria-t-il. Combien nous a-t-il ravi d’âmes, à Douarnenez, que, sans lui, nous posséderions! »

Il fit ensuite fouler aux pieds le portrait du missionnaire avant de la brûler. L’évêque qui dirigeait l’enquête voulut voir le signe infernal que portait d’ordinaire les adeptes du diable. C’était une empreinte large et profonde, semblable à celle dont on marquait, en ces temps-là, l’épaule des criminels; mais l’aspect en était bizarre et incompréhensible.

Cependant, malgré l’immense bien opéré dans les âmes, au sein même de ce Douarnenez témoin de tant de vertu et de prodiges, il restait des ennemis à Michel le Nobletz. Ils circonvinrent habilement le grand vicaire du diocèse, qu’ils en obtinrent un ordre de départ ainsi conçu:

« — ... Vous avez prêché toute votre vie l’obéissance aux autres; pratiquez-la maintenant vous-même; retournez dans l’évêché de Léon, d’où vous êtes natif, et ne revenez plus en Cournouaille. »

C’était dur: pendant vingt-cinq ans le missionnaire avait travaillé « à ses frais et dépens », et parfois, au péril de sa vie, pour convertir une population ignorante et mauvaise; pendant vingt-cinq ans, il s’était consumé en pénitences et en prières afin d’attirer sur elle les bénédictions divines; pendant vingt-cinq ans, il avait semé à pleines mains des bienfaits de toute espèce; il avait tout donné, et il s’était donné lui-même jusqu’à épuiser sa santé; et, pour récompense, on lui disait:

« — Allez-vous-en; nous en avons assez de vous, et ne revenez plus! »

C’était dur: mais c’est ainsi que Dieu fait les saints. Il n’échappa au vaillant apôtre ni plainte, ni murmure.

« — L’ouvre de Dieu est accomplie pour moi en ces quartiers, dit-il simplement; je dois aller où Dieu me veut. »

Et il partit pour le Conquet: c’était là que Dieu le voulait, et de là qu’il devait l’appeler à l’éternelle récompense.

VI

Le commencement de la fin...

Michel le Nobletz fit au Conquet ce qu’il avait fait partout ailleurs: il prêchait, catéchisait, confessait sans relâche. Les iniquités des pécheurs lui étaient un sujet de perpétuelle douleur. Il versa tant de larmes sur eux qu’il en perdit les cils et presque la vue; et cette infirmité, jointe à beaucoup d’autres, l’empêchait de célébrer chaque jour la sainte messe.

Une partie de ses journées était consacrée à la visite des pauvres et des malades. Pendant plusieurs années il alla, tous les matins, voir un vieillard infirme, que tout le monde avait abandonné. Quand il ne vaquait pas aux bonnes oeuvres, il se livrait à l’exercice de l’oraison, et il lui arrivait d’y consacrer une partie notable de la nuit. On l’a vu souvent après la messe ravi en extase et privé de l’usage des sens: les bonnes gens, témoins de ce phénomène, le croyaient évanoui. L’esprit de Dieu le saisissait un peu partout, même en société; l’humble Dom Michel se retirait alors dans un coin de l’appartement, et, se couvrant de visage de ses mains, laissait croire qu’il s’était endormi.

L’avenir lui était souvent découvert. C’est ainsi qu’il prédit, neuf ans à l’avance, la naissance de Louis XIV.

Un autre jour, s’interrompant dans une conversation, il éleva les yeux et les bras vers le ciel, en s’écriant:

« — Dieu soit loué de ce que nous avons à présent un pape! »

Comme on s’étonnait autour de lui, il répondit:

« — Oui, assurément, nous avons un pape qui s’appelle Innocent; rien au monde n’est plus vrai. »

Innocent X venait en effet d’être élu.

Un an avant la révolution d’Angleterre, il dit à Mademoiselle de Launay « qu’il y aurait bientôt une guerre civile dans ce pays »; et parlant une autre fois du même sujet, il ajoutait en soupirant

« — Les malheureux qu’ils sont, ils feront mourir leur roi! »

Comme s’il eût vu se dresser devant lui l’échafaud de Charles I.

Ces dons extraordinaires de la grâce ne sont ordinairement que la récompense de vertus héroïques. Héroïque, vraiment, elle l’était, la vie de Michel le Nobletz.

Nous l’avons vu affronter avec joie, pour l’amour de Dieu et des âmes, les injures, les calomnies, l’ingratitude, le mépris, en un mot tout ce qui broie le coeur et abat l’orgueil de l’esprit. On peut penser avec quelle rigueur un tel homme devait traiter sa chair. Il portait fréquemment un rude cilice, couchait sur la dure et ne s’accordait que fort peu de sommeil. Il avait coutume de mettre des pois ou des petites pierres dans ses chaussures, afin que chacun de ses pas fût une souffrance. Son servant de messe l’ayant surpris une fois, pendant qu’il se flagellait avec des cordes garnies de plomb, il acheta son silence en lui donnant une pièce de monnaie. Trois fois par semaine il s’infligeait cette rude mortification, et comme son linge était ensanglanté, il avait soin de le laver lui-même. Au témoignage de son biographe, il lui arrivait parfois de ne pas manger, en huit jours, plus que les autres personnes en un seul. Dans ses jeûnes, il se contentait d’un seul repas, sans aucune collation. Rarement le poisson paraissait sur sa table. Son ordinaire consistait en pain, en lait, et en quelques fruits les jours de fêtes. Il ne lui fallut rien moins qu’un ordre exprès du ciel, comme l’assura un de ses directeurs, pour l’obliger à prendre un peu de viande et de vin, afin de rétablir sa santé ébranlée par ses pénitences et par ses travaux surhumains.

Mais ce n’était pas assez pour l’homme de Dieu. Il avait toujours eu une dévotion particulière pour l’enfance et pour la Passion du Sauveur: il demanda à Dieu de participer aux faiblesses de l’une et aux douleurs de l’autre. Sa prière fut exaucée, comme il l’apprit par révélation trois ans avant de mourir. Un jour qu’il priait dans son petit jardin, il vit Jeanne le Gall, sa servante, sur le seuil de la porte, se disposant aux travaux du ménage. Michel, l’ayant saluée, la pria, au nom de Dieu « de ne point l’abandonner dans les grandes afflictions qui devaient lui arriver.

« — Je deviendrai paralytique, ajouta-t-il, et vous aurez bien de la peine avec moi. »

« — Comment donc le savez vous, repartit la bonne fille, et qui vous l’a dit? »

« — Le Saint-Esprit », répondit simplement Dom Michel.

En effet, vers la fête de saint Michel, son patron (29 septembre 1651), il tomba, au milieu de sa chambre, frappé de paralysie. Durant sept mois, son état d’impuissance le rendit semblable à un petit enfant. Rien à ses côtés pour adoucir ses maux. Sa cellule mesurait douze pieds carrés; pour mobilier, un coffre qui renfermait les papiers du missionnaire et qui servait en même temps de banc, un trépied en fer, un pot de terre, une écuelle, une assiette et une cuillère en bois, deux images fixées au mur et un bénitier en faïence. Le vénérable paralytique reposait sur un lit étroit, sans rideaux et garni d’une seule couverture.

Toutes ses souffrances ne l’empêchaient pas de travailler, selon l’occasion, au bien des âmes. Une dame, qui était venue le visiter, lui parut vêtue avec un luxe exagéré.

« —Eh bien! maître Michel, demanda la visiteuse, que dites vous aujourd’hui? »

« — Hélas! répondit l’infirme avec bonne grâce, que vous avez beaucoup d’or et d’argent sur vos habits, et moi pas du tout dans ma bourse. »

VIII

La fin...

Vers la fin du carême (1652), le malade redoubla ses prières pour obtenir la grâce de participer aux douleurs de la Passion. Il fut complètement exaucé. Le démon devint son bourreau et lui infligea par trois fois une cruelle flagellation; on trouva la victime couverte de meurtrissures de la tête aux pieds. La troisième agression diabolique eut lieu le vendredi-saint; les traces sanglantes des verges et des fouets restèrent visibles jusqu’à la fête de Pâques. L’esprit mauvais essaya, le même jour, de lui percer les mains avec de gros clous; on en voyait encore distinctement les stigmates après sa mort. Dans sa rage, l’ennemi infernal allait parfois jusqu’à lui arracher violemment ses vêtements et le laissait dépouillé sur son lit. Mais l’homme de Dieu ne s’en montrait nullement ému, raillait son adversaire et l’appelait en plaisantant « son bon ami », parce qu’il lui offrait de nombreuses occasions de mérites.

D’autres épreuves non moins extraordinaires l’atten-daient. Il en eut connaissance par révélation.

« — Mon heure approche, dit-il à Jeanne le Gall, sa fidèle gardienne; mais il me reste encore trois grandes peines à souffrir avant de quitter ce monde. Veillez et faites veiller autour de moi jour et nuit. »

Ces « grandes peines » commencèrent au mois d’avril (1652). Il parut alors entrer en agonie; pendant cinq jours il endura des maux terribles, avant-coureurs d’une mort prochaine. Puis, il y eut un mieux imprévu. Le saint malade en profita pour donner sa soutane à un pauvre, avec un reste de monnaie qu’il avait cachée dans la manche d son habit.

Moins d’une semaine plus tard, il retomba en agonie. Un froid glacial le saisit « comme s’il eût été couvert de neige ». Il sembla même avoir rendu le dernier soupir, « sa bouche restant sans haleine et son coeur sans palpitation » pendant une demi-heure. Les assistants le crurent mort. Quelle ne fut pas leur surprise, quand ils le virent tout à coup revenir à la vie et parler! Cette seconde agonie dura cinq jours comme la première.

Avant la dernière rechute, Dom Michel eut quelques jours de relâche; il fit alors ses dernières recommandations touchant ses obsèques.

« — Ne pleurez point, ajouta-t-il; ne prenez pas des habits de deuil, comme font les gens du monde, mais des vêtements de fête et montrez un visage joyeux afin de contrecarrer les maximes du siècle. »

Il demanda aussi que sa dépouille mortelle fût inhumée au lieu où l’on enterrait les pauvres.

Irrité de tant de vertu, le démon lui asséna un coup de marteau sur le revers de chaque main. Pour en dissimuler la meurtrissure et pour éviter des questions embarrassantes, le saint homme « joignit le dehors de ses mains ensemble jour et nuit »; contrainte singulièrement pénible qu’il crut devoir s’imposer par humilité.

Peu après, il entra dans sa troisième agonie, suprême épreuve de son admirable patience. Comme le Sauveur des hommes au jardin des Oliviers, il eut une sueur de sang. Un feu intérieur le dévorait, à tel point que sa peau se collait aux draps de son lit et qu’on ne pouvait l’en détacher qu’au prix des plus vives douleurs. Dans ce triste état, le mourant n’exprimât qu’un regret, celui de ne pas souffrir encore assez et de ne pas ressentir à la fois les tourments de tous les martyrs, « non pour avoir plus de récompense au paradis, mais seulement pour accroître la gloire de son Dieu, qu’il avait commencé de servir, par pur amour, dès l’âge de vingt-trois ans, n’ayant fait aucune action dès ce temps, ni par peur des peines éternelles, ni pour le regard du loyer, mais purement pour la gloire de Dieu ».

Le premier jour de cette dernière agonie (2 mai), une bonne villageoise défunte, qu’il avait jadis visitée et secourue pendant dix ans, lui apparut toute lumineuse, et elle « le consola dans ses peines, en retour des consolations qu’elle avait reçues de lui jusqu’à la mort ». Le lendemain, il envoya chercher le père Maunoir, son intime ami et son fidèle disciple, qui prêchait une mission à vingt lieues du Conquet. Le jour suivant (4 mai), le serviteur de Dieu fut ravi en extase, l’espace de deux heures: « Son visage devint resplendissant et frais comme celui d’un jeune homme », ses yeux immobiles étaient fixés sur un même point avec une expression indéfinissable. On eût dit un élu jouissant de la vision béatifique. Quand il revint à lui, Jeanne le Gall lui demanda ce qu’il avait vu.

« —C’est ma bonne Maîtresse qui me visita autrefois dans Agen, répondit-il avec simplicité; elle est venue me consoler. »

Cependant, le soir de ce même jour, le père Maunoir arriva. Dom Michel le reçut avec joie, le regarda très affectueusement et voulu recevoir de sa main une dernière absolution. Toute la nuit se passa en prières. Le lendemain matin (5 mai 1652), le moribond rassembla tout ce qui lui restait de forces pour exprimer à Dieu son amour par des actes fervents de charité et d’abandon à sa sainte volonté. C’était la fête de la translation des reliques de saint Corentin, qu’il honorait d’un culte spécial. On l’entendait exhaler à voix basse et entrecoupée des invocations à Jésus, à la sainte Vierge, aux saints; il baisât fréquemment et avec tendresse le crucifix que le père Maunoir lui présentait, et c’est dans ces actes de confiante dévotion au Sauveur en croix qu’il expira paisiblement.

Puissions-nous voir bientôt le jour où les deux grands apôtres de la Bretagne, Dom Michel le Nobletz et le Vénérable père Julien Maunoir, de la Compagnie de Jésus, seront unis sur les autels dans un même culte public, comme ils le furent sur la terre par la fraternité des âmes et par la communauté des labeurs apostoliques.

Hippolyte le Gouvello

NOTES

[1] Vers 1890, vraisemblablement.

[2] Notification du 6 avril 1897.

[3] Détroit de Magellan. Magalhães, en Portugais.

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